6

 

Dès qu’Oliver Costello fut sorti avec miss Peake, Pippa fondit en larmes.

— Il va m’emmener loin d’ici ! s’écria-t-elle en sanglotant amèrement et en s’accrochant à Clarissa.

— Non, il ne le fera pas, l’assura Clarissa, mais la seule réaction de Pippa fut de crier :

— Je le déteste ! Je l’ai toujours détesté !

Craignant que la fillette ne soit au bord de la crise d’hystérie, Clarissa s’adressa à elle d’un ton sec :

— Pippa !

Pippa s’écarta d’elle.

— Je ne veux pas retourner chez ma mère ! Je préfère mourir ! hurla-t-elle. Je préfère encore mourir. Je le tuerai.

— Pippa ! l’admonesta Clarissa.

L’enfant paraissait à présent complètement hystérique.

— Je me tuerai ! s’écria-t-elle. Je m’ouvrirai les veines et je perdrai tout mon sang.

Clarissa la saisit par les épaules.

— Pippa, contrôle-toi, ordonna-t-elle. Tout va bien, te dis-je. Je suis là.

— Mais je ne veux pas retourner chez maman, et je déteste Oliver ! s’exclama la fillette, désespérée. Il est méchant, méchant, méchant !

— Oui, chérie, je sais. Je sais, murmura Clarissa d’un ton apaisant.

— Mais non, tu ne sais pas. (Pippa semblait maintenant encore plus désespérée.) Je ne t’ai pas tout dit quand je suis venue vivre ici. Je ne pouvais pas supporter d’en parler. Mais ce n’était pas seulement que Miranda était si méchante et ivre ou je ne sais quoi, tout le temps. Un soir, alors qu’elle était sortie je ne sais où, et qu’Oliver était à la maison avec moi – je crois qu’il avait beaucoup bu – je ne sais pas mais…

Elle s’interrompit, et pendant un moment parut incapable de continuer. Puis, s’obligeant à reprendre, elle baissa les yeux vers le sol et marmonna indistinctement :

— Il a essayé de me faire des choses.

Clarissa eut l’air horrifié.

— Pippa, que veux-tu dire ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?

Pippa regarda désespérément autour d’elle, comme cherchant quelqu’un d’autre qui puisse prononcer les mots à sa place.

— Il… il a essayé de m’embrasser, et comme je le repoussais, il m’a attrapée, et s’est mis à arracher ma robe. Et puis il…

Elle s’arrêta brusquement, et éclata en sanglots.

— Oh, ma pauvre chérie ! murmura Clarissa en attirant l’enfant contre elle. Essaie de ne plus y penser. C’est fini, et rien de tel ne t’arrivera plus jamais. Je ferai en sorte qu’Oliver soit puni pour ça. Quelle bête immonde. Il ne s’en sortira pas comme ça.

L’humeur de Pippa changea soudain. Sa voix contenait maintenant une note d’espoir, car une nouvelle idée lui vint apparemment à l’esprit.

— Peut-être qu’il sera frappé par la foudre, songea-t-elle à voix haute.

— C’est très probable, convint Clarissa. Très probable. (Elle avait une expression sombre et déterminée.) Maintenant, ressaisis-toi, Pippa, pressa-t-elle. Tout va très bien. (Elle sortit un mouchoir de sa poche.) Tiens, mouche-toi.

La fillette fit ce qu’on lui demandait, puis se servit du mouchoir pour essuyer ses larmes sur la robe de Clarissa.

Clarissa réussit à s’arracher un rire en voyant cela.

— Et maintenant, monte prendre ton bain, ordonna-t-elle en faisant pivoter Pippa vers la porte du hall. Fais attention de bien te laver, ta nuque est absolument crasseuse.

Pippa sembla revenir à la normale.

— Elle l’est toujours, répondit-elle en allant à la porte. (Mais comme elle était sur le point de sortir, elle se retourna brusquement et courut jusqu’à Clarissa.) Tu ne le laisseras pas m’emmener, n’est-ce pas ? supplia-t-elle.

— Il devra d’abord me tuer, répondit Clarissa avec détermination. (Puis elle se corrigea :) Non, c’est moi qui le tuerai, lui. Voilà ! Tu es satisfaite ?

Pippa hocha la tête, et Clarissa l’embrassa sur le front.

— Allez, file, ordonna-t-elle.

L’enfant serra une dernière fois sa belle-mère dans ses bras, et sortit. Clarissa resta un moment plongée dans ses pensées, puis, remarquant que la pièce était devenue plutôt sombre, alluma l’éclairage indirect. Elle alla à la porte-fenêtre et la ferma, puis s’assit sur le canapé, le regard fixé devant elle, apparemment perdue dans ses pensées.

Une minute ou deux à peine s’étaient écoulées quand, entendant claquer la porte d’entrée, elle lança un regard plein d’espoir vers la porte du hall par laquelle, un instant plus tard, son mari, Henry Hailsham-Brown, entra. C’était un très bel homme d’une quarantaine d’années, au visage presque sans expression, portant des lunettes à monture d’écaille et tenant une mallette à la main.

— Bonsoir, chérie ! lança Henry à son épouse, allumant les appliques murales et posant sa mallette sur le fauteuil.

— Bonsoir, Henry. Quelle journée absolument épouvantable, n’est-ce pas ?

— Ah bon ?

Il traversa la pièce pour se pencher par-dessus le dossier du canapé et l’embrasser.

— Je ne sais pas trop par où commencer, lui dit-elle. Prends d’abord un verre.

— Pas tout de suite, répondit Henry en allant à la porte-fenêtre dont il ferma les rideaux. Qui est dans la maison ?

Légèrement surprise par cette question, Clarissa répondit :

— Personne. C’est la soirée de congé des Elgin. Jeudi Noir, tu sais. Nous aurons du jambon froid, de la mousse au chocolat, et le café sera vraiment bon parce que c’est moi qui vais le faire.

Un « Hmm ? » interrogatif fut la seule réaction d’Henry.

Frappée par son comportement, Clarissa demanda :

— Henry, quelque chose te préoccupe ?

— Eh bien, oui, plus ou moins.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit-elle. C’est Miranda ?

— Non, non, tout va bien, en fait, l’assura Henry. Bien au contraire, devrais-je dire. Oui, bien au contraire.

— Chéri, dit Clarissa affectueusement et avec juste une pointe de moquerie, percevrais-je derrière cette impénétrable façade du Foreign Office une certaine excitation humaine ?

Henry avait l’air de se réjouir d’avance.

— Eh bien, reconnut-il, c’est assez excitant, oui, dans un sens. (Il marqua une pause, puis ajouta :) Il se trouve, en fait, qu’il y a un peu de brouillard à Londres.

— Et c’est très excitant ?

— Non, non, pas le brouillard, évidemment.

— Alors ? le pressa Clarissa.

Henry regarda vivement autour de lui, comme pour s’assurer qu’on ne risquait pas de l’entendre, puis traversa la pièce pour venir s’asseoir sur le canapé à côté de Clarissa.

— Il faut que tu gardes ça pour toi, dit-il sévèrement, d’une voix très grave.

— Oui ? dit-elle pour l’encourager, pleine d’espoir.

— C’est vraiment très secret, réitéra Henry. Personne n’est censé le savoir. Mais en fait, il faut que tu le saches.

— Bon, vas-y, dis-le-moi, le pressa-t-elle.

Henry regarda de nouveau autour de lui, puis se tourna vers Clarissa.

— Tout ça est extrêmement confidentiel, insista-t-il. (Il marqua une pause pour préparer son effet, puis annonça :) Le Premier ministre soviétique, Kalendorff, arrive à Londres demain, en avion, pour une importante conférence avec le Premier ministre.

Clarissa n’était guère impressionnée.

— Oui, je sais.

Henry eut l’air étonné.

— Comment ça, tu sais ? demanda-t-il.

— Je l’ai lu dans le journal dimanche dernier, l’informa Clarissa d’un ton détaché.

— Je ne vois vraiment pas pourquoi tu lis ces journaux à quatre sous ! s’exclama Henry, indigné.

Il semblait vraiment contrarié.

— Quoi qu’il en soit, continua-t-il, les journaux n’ont pas pu savoir que Kalendorff allait venir. C’est top secret.

— Mon pauvre chéri, murmura Clarissa. (Puis d’une voix où la compassion se mêlait à l’incrédulité, elle reprit :) Mais top secret ? Franchement ! Ce que vous n’allez pas croire, vous autres grosses légumes.

Henry se leva et se mit à faire les cent pas dans la pièce, l’air nettement inquiet.

— Mon Dieu, il a dû y avoir une fuite ! marmonna-t-il.

— J’aurais cru, remarqua Clarissa d’un ton acerbe, que tu savais, depuis le temps, qu’il y a toujours une fuite. En fait, j’aurais cru que vous étiez tous prêts à cette éventualité.

Henry eut l’air quelque peu offensé.

— La nouvelle n’a été officielle que ce soir, lui dit-il. L’avion de Kalendorff arrive à Heathrow à 20 h 40, mais en fait… (Il se pencha au-dessus du canapé et adressa un regard soupçonneux à sa femme.) Bon, Clarissa, demanda-t-il avec solennité, puis-je vraiment compter sur ta discrétion ?

— Je suis bien plus discrète que n’importe quel journal du dimanche, protesta Clarissa en ôtant ses pieds du canapé et en se redressant.

Henry s’assit sur un bras du canapé et se pencha vers Clarissa avec des airs de conspirateur.

— La conférence se tiendra à Whitehall demain, mais ce serait un grand avantage si une conversation pouvait avoir lieu d’abord entre sir John lui-même et Kalendorff. Mais naturellement, les journalistes attendent tous à Heathrow, et dès l’instant où l’avion se posera, les mouvements de Kalendorff seront plus ou moins de notoriété publique.

Il regarda de nouveau autour de lui, comme s’il s’attendait à voir des messieurs de la presse regarder par-dessus son épaule, et continua, d’un ton de plus en plus excité :

— Heureusement, ce début de brouillard joue en notre faveur.

— Continue, l’encouragea Clarissa. Je suis fascinée, jusque-là.

— Au dernier moment, l’avion jugera bon de ne pas atterrir à Heathrow. Il sera redirigé, comme il est d’usage en de telles occasions…

— Vers Bindley Heath, l’interrompit Clarissa. Ce n’est qu’à vingt-cinq kilomètres d’ici. Je vois.

— Tu es toujours très rapide, chère Clarissa, commenta Henry d’un air désapprobateur. Mais en effet, je vais aller maintenant à l’aérodrome en voiture, accueillir Kalendorff, et l’amener ici. Le Premier ministre viendra directement ici depuis Downing Street. Une demi-heure leur suffira largement pour ce qu’ils ont à discuter, et puis Kalendorff se rendra à Londres avec sir John.

Henry marqua une pause. Il se leva et s’écarta de quelques pas, avant de se retourner pour lui dire :

— Tu sais, Clarissa, cela peut être très important pour ma carrière. Tu comprends, ils font preuve d’une grande confiance envers moi, en organisant cette rencontre ici.

— C’est bien normal, répondit fermement Clarissa qui s’approcha de son mari et l’entoura de ses bras. Henry chéri ! s’exclama-t-elle, je trouve tout ça merveilleux !

— À propos, l’informa solennellement Henry, Kalendorff ne sera mentionné que sous le nom de Mr Jones.

— Mr Jones ?

Clarissa essayait, sans y réussir complètement, d’empêcher sa voix de prendre un ton d’incrédulité amusée.

— C’est exact, expliqua Henry, on n’est jamais assez prudent, mieux vaut ne pas employer son vrai nom.

— Oui… mais… Mr Jones ? Ils n’auraient pas pu trouver quelque chose de mieux ? (Elle secoua la tête d’un air dubitatif, puis reprit :) Soit dit en passant, que dois-je faire ? Me retirer dans le harem, pour ainsi dire, ou apporter les boissons, leur adresser un mot de bienvenue et m’effacer discrètement ?

Henry considéra sa femme avec un certain malaise et l’admonesta :

— Il faut que tu prennes cette affaire au sérieux, Clarissa.

— Mais Henry chéri, ne puis-je pas le prendre au sérieux et m’amuser quand même un peu ?

Henry accorda à sa question un instant de réflexion, avant de répondre gravement :

— Je crois qu’il vaudrait peut-être mieux, Clarissa, que tu n’apparaisses pas.

Clarissa ne parut pas contrariée.

— Très bien, mais la nourriture ? Voudront-ils manger quelque chose ?

— Oh non ! dit Henry. Il n’est pas question de repas.

— Quelques sandwiches, à mon avis, suggéra Clarissa. (Elle s’assit sur le bras du canapé, et continua :) Des sandwiches au jambon, ce serait le mieux. Dans une serviette, pour qu’ils ne sèchent pas. Et du café chaud, dans une bouteille thermos. Oui, ce sera très bien. La mousse au chocolat, je l’emporterai dans ma chambre pour me consoler d’être exclue de la conférence.

— Enfin, Clarissa… commença Henry, désapprobateur, mais il fut interrompu par sa femme, qui se leva et lui passa les bras autour du cou.

— Chéri, je suis sérieuse, vraiment. Tout se passera bien. J’y veillerai.

Elle l’embrassa affectueusement.

Henry se dégagea avec douceur de son étreinte.

— Et ce vieux Roly ? demanda-t-il.

— Jeremy et lui dînent au pavillon du club avec Hugo. Ils vont jouer au bridge après, de sorte que Roly et Jeremy ne rentreront pas avant minuit.

— Et les Elgin sont sortis ? lui demanda Henry.

— Chéri, tu sais bien qu’ils vont toujours au cinéma le jeudi, lui rappela Clarissa. Ils ne seront pas de retour avant 11 heures passées.

Henry sembla satisfait.

— Bien ! s’exclama-t-il. Tout cela est très satisfaisant. Sir John et Mr… euh…

— Jones, souffla Clarissa.

— Tout à fait, chérie. Mr Jones et le Premier ministre seront partis bien avant. (Henry consulta sa montre.) Bon, je ferais mieux de prendre une douche rapide avant de partir à Bindley Heath.

— Et je ferais mieux d’aller préparer les sandwiches au jambon, dit Clarissa qui fila vers l’entrée.

Ramassant sa mallette, Henry lança derrière elle :

— Tu ne dois pas oublier la lumière, Clarissa. (Il alla à la porte et éteignit l’éclairage indirect.) Nous fabriquons nous-mêmes l’électricité ici, et ça coûte de l’argent. (Il éteignit aussi les appliques murales.) Ce n’est pas comme à Londres, tu sais.

Après un dernier regard à la pièce, qui était maintenant dans l’obscurité à part un faible halo de lumière en provenance de la porte du hall, Henry hocha la tête et sortit, fermant la porte derrière lui.

La toile d'araignée
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